Le maillot bleu

Je crois que je suis amoureux.

Je suis entré dans une de ces boutiques à touristes et j’ai acheté un maillot bleu.

Puis vers la caisse, mes mains se sont perdues sur la pile des chapeaux exposés là.

Au bout des doigts, j’ai cherché le souvenir de la paille, mais rien. Alors j’ai pris le chapeau quand même.

J’ai dit merci à la dame et je suis sorti dans la rue. J’ai fait quelques pas mais j’ai changé d’idée. Je me suis ravisé. Je suis retourné voir la dame et je lui ai demandé encore une paire de lunettes de soleil. Parfois un détail peut vous assombrir toute une journée. C’est important les détails.

En sortant, j’ai déchiré de toutes mes forces les étiquettes. Puis je suis entré dans le premier café et sans un mot, j’ai couru tout au fond, dans les toilettes. Là j’ai respiré un grand coup, les poumons gonflés à bloc et un grand soupir profond. Puis  je me suis déshabillé entièrement.

Enfin nu,

J’ai enfilé le maillot bleu.

C’était étrange, cette sensation-là dans les toilettes, torse nu, en maillot, le chapeau sur la tête. Je me suis dit : « Je suis le roi du monde !»

Je suis sorti ainsi, sous le regard fâché du serveur, ma pile d’habits sous le bras.

Je crois que je suis amoureux.

Le pantalon, la chemise, la montre, le téléphone, le portefeuille et tout le reste ont volé dans les airs et dans une pirouette circassienne  s’échouèrent dans une poubelle bleue... J’aime bien le bleu. Mais ce n’est pas ma couleur préférée.

Mon monde à moi, lui, est tout en ocre.

J’ai pris le tramway bleu, puis le bus bleu puis j’ai marché et marché encore. C’est fou l’importance du bleu dans ma vie.

J’ai croisé des regards des odeurs, j’ai traversé des dizaines de conversations mais j’ai avancé. On n’arrête pas un train qui déraille.

Et me voilà ici.

Je crois que je suis amoureux.

Je crois que je rêve de ses mains sur ma joue.

Je crois que je ne vois plus que son regard si doux sur mon corps.

Je crois que je n’entends plus que ses chuchotements d’amour.

Mais elle est partie si loin désormais.

Alors j’ai fermé les yeux.

Je reste allongé là, sur le dos, la peau collée à la pierre granitée.

Au bout de soi-même, il n’y a rien. Tout ce bruit que l’on fait tous les jours, c’est sûrement pour échapper à cela, au silence.

Au silence  effrayant du néant.

David Bowie, John Cassavetes, Simone de Beauvoir, et ça meurt, et ça meurt…

ça n’en finit pas. Jamais. Toujours.

Coluche, Higelin, Federico, cela n’en finit plus d’en finir.

Pour les plus connus d’entre nous, une petite phrase au journal télévisé et hop…

Alors je suis allongé là et je rêve d’elle.

Je rêve de sa chevelure d’ange tressée de milliers de perles de sel.

Est-ce-que cela peut se soigner la folie ?

Est-ce-que je deviens fou, à rester allongé là alors que cela n’en finit pas de tomber ?

Koltès, Camus, Balzac, Jacques, …,  maman. Les uns poussant les autres dans la grande farandole des oubliés.

Chaque instant est  si précieux.

Mais j’ai fermé les yeux et je compte chacune des secondes que je suis en train de gâcher.

 Je dilapide la beauté.

Un minute, une encore, puis une heure puis deux, puis la journée et la nuit. Un vrai massacre !

Depuis combien de temps suis-je ici ? Depuis combien de temps n’ai-je plus bougé ?

J’entends encore au loin les jeux des enfants, j’entends encore le fracas de l’océan, j’entends le cri des goélands affamés et le cacabement des nuages. j’entends toutes ces voix disparues. Je vous entends tous.

Les corps se débattent et les pensées s’envolent…

J’ai bien peur de ne plus pouvoir me relever, jamais.

Je veux rester là, les yeux fermés, toujours.

On n’est pas bien là ?

Paisible…

Je me souviens de la vitesse, du plaisir de la vitesse, du vent dans les yeux qui pleurent, du frisson dans le ventre.

Mais plus rien ne bouge. Je suis une pierre.

Est-ce-que les pierres pensent ?

J’ai cherché querelle à Brest, mais je n’ai rien trouvé.

J’ai cherché quelque marin ou quelque poète ivre mais je n’ai rien trouvé.

J’ai beaucoup cherché.

J’ai appris les mathématiques, les nombres complexes, les intégrales les dérivés.

Toute ma vie, j’ai cherché à résoudre.

Mais je vais arrêter de penser. Je vais arrêter de rêver. Je vais devenir invisible.

Une pierre parmi les pierres. Jusqu’à devenir sable.

Les grains s’ajoutent aux grains, un à un.

Inéluctablement.

Un à un.

Et la mer viendra tout laver.

Je crois que je rêve de ses mains sur ma joue.

Je crois que je ne vois plus que son regard si doux.

Je crois que je n’entends plus que ses chuchotements d’amour.